Poète, romancier, nouvelliste, Tarjei Vesaas est
l'un des très grands écrivains de ce siècle.
Rares sont les auteurs qui avec autant d'apparente simplicité dans l'expression
sont ainsi parvenus à rendre compte de l'ineffable, à capter l'écart
entre la banalité du dit et l'essentiel de ce qui par crainte ou impuissance
ne peut qu'être tu.
Rien de tapageur chez ce Norvégien du Telemark, vieille
province où l'homme vit à l'écoute d'une nature aussi rude
que prodigieuse: "une montagne qui peut parler, c'est rassurant". Plutôt
que de chercher des réponses à
l'énigme du monde, Vesaas lui adresse une interrogation tout le long
de son uvre.
Dans "Une belle journée", le dernier de ses quatre recueils
de nouvelles, paru à Oslo en 1959 entre deux romans majeurs: Les Oiseaux
et L'Incendie, le "cela" qu'il questionne désigne tantôt
la mort (inscrite dans l'ordre naturel et perçue non comme une fin, mais
comme un point d'orgue), tantôt le mystère d'un cri surgissant
d'entre les pierres, dans un épisode aux accents kafkaïens, tantôt
les premiers émois de l'amour. Cet amour qui relève encore du
domaine de la sensation pure se manifeste sous la forme d'une tension en quête
de son mode d'expression.
Dangereux, impossible et fragile (on songe à Palais
de glace, dans lequel Vesaas restitua avec tant de justesse le bruissement
incertain des sentiments de l'enfance), il laisse pourtant en se révélant
le cur "léger, agile et différent". "Différent" est
ici le maître-mot. Comme souvent chez Vesaas, dont l'art limpide de la
miniature s'accomode à merveille de l'exercice de la nouvelle, "l'action"
surgit de l'insignifiant. Elle se résume à un incident et aux
soubresauts intérieurs dont il est le catalyseur. Même quand il
faut lutter avec les éléments - la glace qui cède et retient
le cheval prisonnier, la neige qui menace d'ensevelir un homme - la confrontation
est d'ordre intime et sa violence rentrée génératrice d'une
découverte, d'une réconciliation, d'une épiphanie.
Humain ou animal, chacun des personnages du recueil accède à un
autre état d'être. Sur la pointe des mots, à la lisière
de ce qui se ressent et ce qui se comprend (plus intuitivement que rationnellement),
c'est à un passage qu'invite Tarjei Vesaas.
Le lecteur qui consent avec lui au mystère des choses en reste à
son tour changé.
Philippe Sizaire. RIL N¡ 32. Août 1997